Un conte à dormir debout …
par Danielle Morau
Je viens de me réveiller, j’entends très distinctement le gazouillis des oiseaux, c’est le printemps. C’est aussi le jour des courses : munie de mon panier à provisions, je prends la direction du marché. Il n’y a personne dans ma rue, personne non plus ni aucune voiture en mouvement dans la rue voisine. Quand je débouche sur la grande avenue, je suis seule au monde dans un silence sidéral, je me sens sur une autre planète : « j’ai dû partir un peu trop tôt de la maison, les Autres sont en train de dormir », me dis-je in petto.
Me voilà devant le magasin : une file d’attente s’est constituée, du jamais vu ! Les Autres sont là, tous masqués, gantés, stationnés sur une aire d’un mètre carré délimitée par deux traits parallèles peints sur le trottoir. Personne ne parle, personne ne se regarde et subitement, en portant la main à mon visage, je m’aperçois que je suis masquée, moi aussi ! Et voilà qu’au creux de ma main droite est incrusté un petit caillou plat : il me gêne maintenant que je l’ai repéré mais je ne parviens pas à le décoller. Je m’en occuperai plus tard, car mon regard vient d’être happé par un écran géant situé au-dessus de l’entrée du magasin : un homme parle, on ne voit que son visage bienveillant filmé en gros plan. Tout le monde l’écoute, moi aussi puisque je comprends cette nouvelle langue sans jamais l’avoir entendue avant ce matin. Elle est très simple : par exemple, le mot « mauvais » se dit « inbon », le préfixe « in » annonçant le contraire du mot qui suit… En conséquence, le vocabulaire est réduit de moitié et même plus, puisque « inbon » remplace tous les synonymes de « mauvais » (infect, dégoûtant, immangeable etc.).
J’apprends alors que nous sommes en guerre contre CORONAVIRUS : je traduis par « corona = couronne, vir = homme » et j’en déduis qu’il s’agit d’un roi – heureusement que j’ai appris le latin au lycée, sept ans durant ! Le Monsieur explique que chaque personne ne peut acheter que deux produits car « c’est la Guerre » (répété quatre fois), chacun doit faire des sacrifices « coûte que coûte » (répété trois fois). Il ajoute même que nous devons nous méfier des espions invisibles qui rôdent autour de nous : « l’Enfer, c’est les Autres ». Il faut aussi respecter les gestes-barrières qui nous protègent tout en protégeant nos compatriotes. Là, je n’ai pas bien compris, mais j’adhère sans hésiter à tout ce qu’il m’explique, tant je me sens en sécurité avec ce Monsieur.
Je choisis donc une tablette d’algues jaunes pour mon déjeuner et une tablette d’algues vertes pour mon dîner. De toute façon, il n’y a rien d’autre à acheter dans le magasin, mais j’aurais pu choisir deux jaunes ou deux vertes, j’ai préféré panacher. A la caisse, je vois ceux qui me précèdent poser leur main droite sur le petit écran et c’est fini, ils ont payé. Je les imite : le caillou inséré au milieu de ma paume s’allume, c’est donc un super moyen de paiement !
Alors que je chemine vers ma maison, un bourdonnement d’abeilles me fait lever la tête : c’est une nuée de drones qui déboulent, certains s’approchent des fenêtres pour surveiller l’intérieur des habitations, d’autres suivent les rares piétons. L’un d’eux se pose devant moi et une voix saccadée exige que je pose ma main droite sur son œil de cyclope. J’obtempère : « identité vérifiée, individu non contaminé par l’Ennemi », conclut la voix caverneuse. Je comprends alors que ce caillou, inséré sous ma peau à mon insu, me tient lieu, depuis la nuit dernière, à la fois de carte bancaire, de carte d’identité, et aussi, sans doute, de carte vitale, de permis de conduire. Je ne m’insurge pas contre cette mainmise totale sur ma personne puisque je n’ai rien à cacher, je ne fais de mal à personne, je suis en règle. Finalement, ce sera bien pratique, je ne risque plus de perdre ces précieux sésames. Je m’aperçois rapidement que c’est aussi un téléphone, un mini-ordinateur capable du meilleur comme du pire. Tout en un, en somme.
Une fois rentrée chez moi, je découvre que six écrans de télévision ont été installés pendant ma courte absence : il y en un dans chaque pièce. Quel luxe et c’est gratuit ! Je dois donc écouter la Bonne Parole du Monsieur, 24 heures sur 24, sans pouvoir couper le son, juste le baisser pendant la nuit. Pendant mon déjeuner, j’apprends que notre ennemi a changé, il s’appelle TCHIN mais CORANAVIRUS est devenu notre ami. Peu importe, le Monsieur nous protège et nous sommes les plus forts.
Dès mon arrivée au Bureau, en début d’après-midi, je reçois de nouvelles instructions : ma mission est d’inverser la situation de guerre, avec CORONAVIRUS comme ami et TCHIN comme ennemi dans tous les textes publiés aujourd’hui, hier, avant-hier… bref, je réécris l’Histoire. Ce n’est pas la première fois que je le fais, ce n’est pas un travail difficile mais je le trouve inutile puisque les Autres ne fouinent jamais dans les Archives et ne se souviennent de rien d’un jour à l’autre. Ces mises à jour me servent de gagne-tablette et donnent bonne conscience aux Autorités.
Cependant, avant de commencer mon labeur, je pose à mon chef la question qui me hante depuis ce matin : pourquoi faut-il porter ce masque qui nous défigure et nous empêche de respirer ? A son avis, c’est pour ne pas être démasqué, pour rester invisible, anonyme, pour nous protéger de l’Ennemi qui peut prendre l’apparence des Autres, comme le faisait le Diable autrefois. Bon, alors, d’accord pour le masque.
Mais voilà qu’au bout d’une petite heure de travail sur mon terminal relié à l’ordinateur central KARL, je me heurte à un drôle de problème : impossible de remplacer CORONAVIRUS par TCHIN et inversement. Le système expert de vingtième génération répond que ces deux mots n’existent pas et n’ont jamais existé. Après trois essais aboutissant à la même réponse, le clavier est bloqué, je réalise que KARL n’obéit plus, il n’en fait qu’à sa tête, je n’ai plus la main, je suis impuissante. Pire, il m’annonce qu’il a des doutes sérieux sur ma santé mentale puisque je n’arrête pas de lui demander la même chose, qu’il a été patient mais qu’il en a référé à la Hiérarchie. L’autorisation d’appliquer le protocole n°2020 lui est accordée : la Brigade Blanche des Robots Nettoyeurs arrive, je vais être décervelée, puis reformatée à neuf. Il me susurre ses sincères condoléances car il m’aimait bien. « A Dieu, Danielle », larmoie-t-il.
J’ai peut-être encore un peu de temps pour ajouter quelques lignes à ce récit olographe et je vous lègue, in extremis, mes plus anciens trésors d’archives dont je garantis l’authenticité :
- 1948 : livre « 1984 » écrit par Georges ORWELL,
- 1968 : film « 2001, l’Odyssée de l’Espace »,
- 1973 : film « Soleil vert »,
- 1976 : film « L’âge de cristal »,
- … illisible
- .. dito
- . d°
Toujours se souvenir d’Orwell et de ses excès et de « Le coup passa si près que le chapeau tomba » (Victor Hugo, après la bataille). La façon dont aura été traitée la pandémie – directives strictes, privation de libertés, ausweiss pour avoir le droit de s’alimenter, etc -.pourrait préfigurer un futur bien sombre. Danielle réussit ici un bel exercice de synthèse des différents inventeurs du futur. Le résultat reste que le conte qu’elle nous propose est heureusement proche du texte de Lewis Carroll, et c’est tant mieux!
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Il est bien connu que les contes ne sont pas des histoires destinées à endormir paisiblement le soir les enfants, et ce dernier ne rompt pas la tradition…
En effet, celui-ci, par sa proximité avec des événements pour partie vécus, est plus particulièrement effrayant, et, croisons les doigts afin qu’il ne soit pas prémonitoire !
Merci Danielle pour ce récit qui incite à la vigilance dans notre monde où nous voyons arriver les avancées de l’intelligence artificielle avec tout ce qu’elle peut apporter de positif, mais aussi avec ses risques éventuels de dérapage.
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Effrayant car la fiction risque de devenir la réalité !
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Intéressant mais effrayant….
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EFFRAYANT, dîtes-vous ? Sans doute parce-que l’obéissance de la petite-fille modèle se solde par une fin de journée fatale, parce-que les prémices de ce Nouveau Monde sont déjà bien présents dans notre vie quotidienne (télévision, cartes à puce, automates, télé-surveillance…). Seule lueur d’espoir : la réincarnation mais l’héroïne est un robot, les êtres humains n’existent plus dans ce Meilleur des Mondes !
Quelques personnes se sont émerveillées de mon imagination : je n’ai pour mérite que d’avoir mis en liaison l’actualité avec des intuitions de divers auteurs de livres ou de films que je cite in fine !
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Un scénario d’anticipation mais qui risque de devenir la réalité dans un futur proche. On a vu en Chine je crois des robots dans les rues et les magasins pendant le confinement.
Merci Danielle pour ton imagination.
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Merci pour ces mises en garde … et à nous de faire très attention pour ne pas nous laisser déborder !
J’apprécie, Danielle que vous ayez mis avec simplicité et modestie les noms des auteurs qui ont favorisé notre réflexion sur ces sujets et que vous ayez tenté , quand même de renouveler : un exercice pas facile et intimidant !
Et maintenant, une demande pour un autre voyage ? Faites-nous partir ailleurs… Non pas avec une dystopie mais une utopie positive ?
Amicalement
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Conte moderne époustouflant et terrifiant car reflet d’une bonne partie de notre réalité quotidienne. Par le biais de l’Internet, des cartes à puces, des objets connectés de plus en plus nombreux, des réseaux sociaux, des smartphones et autres inventions, nous cédons chaque jour un peu plus de notre identité, nous devenons transparents dans de multiples banques de données. Brave New World? Sans doute, et cette mainmise sur notre intimité n’est pas partie pour diminuer, surtout maintenant que la 5G arrive… Merci Danielle pour ce récit fictif qui nous fait réfléchir.
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Eh, oui, « le monde change » si vite que nous perdons pied mais les dataïstes ont une vision à long terme que l’historien Harari résume ainsi dans son ouvrage « Homo Deus » à la page 417 :
« L’Internet-de-tous-les-objets pourrait bientôt créer des flux de données si immenses et si rapides que même les algorithmes humains améliorés ne pourraient les gérer. Quand les automobiles ont remplacé les fiacres, nous n’avons pas amélioré les chevaux, nous les avons mis au rancart. Peut-être est-il temps de faire pareil avec Homo sapiens. »
Voilà le monde orwellien de ce conte bien dépassé par cette vision du Futur.
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