par Danielle Morau
Découvrons l’ivresse du grand large avec deux écrivains-voyageurs : l’un vogue sur un voilier, l’autre sur un cargo mais ils poursuivent le même rêve : débarquer à MELBOURNE ! Ils fouleront le sol australien à 140 ans de distance, l’un en 1866, l’autre en 2006 !
Sur le voilier, le Comte Ludovic de Beauvoir, âgé de 20 ans, a pour compagnons le Duc de Penthièvre et Monsieur Fauvel ; sur le cargo, Alain Lavelle, âgé de 63 ans, voyage en solitaire. Le jeune homme est gonflé d’espoir, l’homme mûr fuit la vieille Europe… Toutes ces différences font le sel de leur voyage entre l’EUROPE et l’AUSTRALIE.
Le départ depuis l’Europe
C’est donc en 1866 que trois Français rejoignent Londres pour embarquer sur un voilier à trois mâts, de type « clipper ».
1866 – A une heure de l’après-midi, le 9 avril 1866, notre navire à voiles, l’Omar-Pacha, lève l’ancre et deux remorqueurs l’entraînent rapidement entre les berges de la Tamise, qu’un ciel pluvieux et sombre couvre de son voile de deuil.
En 2006, le Français Alain Lavelle se rend à La Spezia, un port italien situé à mi-chemin entre Gênes et Livourne : c’est là que va commencer son voyage sur un cargo.
2006 – L’Utrillo est un beau cargo de la CMA-CGM. Arrivé la nuit précédente, il était resté au large. En me levant, je l’ai vu entrer au port. Il m’apparaît imposant et bien entretenu avec sa longue coque bleue surmontée de nombreux conteneurs et son haut château blanc. A partir de cet instant, impatient, je n’ai plus qu’un seul désir : monter à bord. En fin de matinée, j’enjambe la passerelle.
2006 – Je vais prendre possession de l’Utrillo, l’arpenter avant qu’il n’appareille. Je veux me sentir à l’aise entre ses murs métalliques et connaître ses recoins et ses coursives… Je vais apprivoiser l’eau, les vents et les courants, me fondre dans l’immensité des océans. Ma seule protection est cette énorme carcasse d’acier de deux cents mètres de long.
Une fois que les navires ont appareillé et que chaque passager a pris ses marques dans sa cabine, la vie à bord commence !
1866 – L’Omar Pacha jauge douze cents tonneaux, porte quarante-deux hommes d’équipage et contient des cabines pour seize passagers mais nous y sommes bien à l’aise, car, en dehors de nous trois et de Louis, le fidèle et actif serviteur du prince, le hasard ne nous a donné que deux compagnons de route : une jeune veuve et son fiancé, qui trouvent peut-être les Français du bord un peu bruyants et dont l’idylle maritime est un plaisant spectacle, quand la molle brise du soir porte les échos de leurs douces causeries. Ils ne prennent pas comme nous le meilleur parti, qui est celui de rire d’une nourriture qu’on ne connaît guère sur la terre ferme. De la soupe qui est de l’eau et du poivre, et des sauces qui sont du poivre et de l’eau ; beaucoup de morue le matin et encore plus le soir, avec du hareng pour extra et de l’eau digne d’un aquarium : voilà la base de l’ordinaire. Heureusement il y a du lait en boites (car une vache n’est là que pour le plaisir des yeux) et dix moutons que nous dégustons en commençant par la tête et en finissant par la queue. Quant aux gallinacées, elles prennent en général leur vol par-dessus bord, et nous avons déjà échelonné quelques poules qui avaient l’air fort ébahies au milieu des lames.
2006 – A la table destinée aux passagers, je fais la connaissance de mes compagnons de traversée. Ils sont au nombre de trois : un couple d’Anglais âgés et une Française ayant dépassé la quarantaine. Bien que la conversation s’engage sur un ton affable, je saisis immédiatement la différence des personnalités.
Des trajets différents jusqu’à l’équateur
Tandis que le cargo se dirige vers le Canal de Suez, le voilier doit faire le tour de l’Afrique en passant par Madère, les Canaries, l’Ile Sainte-Hélène… Le cargo restera un mois en mer avec deux escales en Egypte, le voilier trois mois sans escale.
2006 – Je me dirige vers la passerelle. De là j’observe une Méditerranée assagie offrant ses tons de bleu à un soleil lumineux et éthéré. Le cargo semble glisser sur la surface lisse de la mer. Sa masse épaisse impressionne par une sensation de légèreté. Rien ne paraît pouvoir perturber cette puissance tranquille qui plonge vers le Sud.
2006 – L’Utrillo a quitté Damiette sans que je m’en aperçoive. A mon réveil, vers huit heures, le cargo vient de rejoindre au mouillage, au large de Port-Saïd, une dizaine de navires. Nouvelle attente et discussions interminables en anglais et en arabe avec la capitainerie font perdre au capitaine sa bonne humeur de la veille. Il éructe, seule l’arrivée du pilote le calme. Cela ne dure pas. Les sollicitations répétées de ce dernier qui quémande alcools et cigarettes suscitent tension et silence réprobateur… L’arrimage aux coffres prend deux heures. Les manœuvres hasardeuses s’éternisent. Le pilote, toujours souriant, finit par agir efficacement lorsque le commandant lui remet, excédé, le cadeau attendu.
2006 – Du balcon droit de la passerelle où je m’installe, je scrute la ville et ses docks. Le manège des bateaux à moteur, dont les occupants proposent en permanence leurs pacotilles et marchandises, m’esbroufe. Illusionnistes de bazar, ils bradent, avec inventivité et faconde, leur bimbeloterie et acceptent, avec empressement, pour paiement, devises, cigarettes et matériel électronique… Spéculateurs nains et trafiquants minables, ils accaparent avec passion et avec la complicité des douanes le petit commerce de la rade. Derrière la pagaille apparente, l’ordre règne.
Une fois le navire reparti, la navigation continue sur le Canal de Suez inauguré en 1869 (notons au passage que, si le voilier était parti trois ans plus tard, son périple aurait diminué de 6 000 km grâce à ce canal).
2006 – La rive gauche est le domaine du désert et de la défense avec ses militaires, leurs fortins, leur artillerie, leurs antennes multiples et leurs camouflages. Ici ou là, des carcasses de chars calcinés rappellent les guerres à répétition qui ont balafré cette zone … L’armée veille et attend, dans l’ennui et la monotonie, la prochaine attaque.
La rive droite, au contraire, malgré la présence des casernes, respire la vivacité, l’énergie et l’expansion. La population est dense. La végétation et la verdure s’imposent dans cet environnement hostile. Deux villes, grouillantes et surpeuplées, s’étendent en lisière du canal. L’une au centre, Ismaïlia ; l’autre à l’extrémité, Suez. Ce sont de véritables métropoles en mouvement, je vois avec mes jumelles des foules agitées et des embouteillages nombreux au milieu de blocs d’immeubles de taille moyenne et de couleur blanche virant au gris. Ces agglomérations ne m’attirent pas. Je ne supporte ni l’affluence ni la cohue tapageuse. Le suivisme, l’impétuosité et les caprices du peuple m’effraient. Sur ma coque, je me sens protégé.
Le canal prend fin au niveau de la ville de Suez.
2006- Blotti dans mon canapé, l’esprit alerte, une biographie de Rimbaud en mains, je l’accompagne dans ses frasques et ses équipées. Je suis fasciné par ce personnage inhumain à la force prodigieuse et la volonté opiniâtre. Ses pérégrinations et ses itinéraires m’éblouissent et me font plus halluciner que sa poésie. Dans ses vagabondages incessants, ses ruptures brutales et ses chimères à la recherche de sensations et de couleurs évanescentes, je suis convaincu qu’il n’était pas désespéré. De caractère audacieux et résolu, il refusait le compromis, le conservatisme des bourgeois et les perspectives ternes et limitées…
Il s’écrie encore dans le Bateau ivre :
-… « Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend. »
Le cargo s’engage dans la Mer Rouge : la vigilance s’impose à cause de la contrebande et du terrorisme. A la sortie du Golfe d’Aden, la singulière île de Socotra émerge des flots.
2006 – L’Utrillo contourne à tribord l’île dangereuse et mystérieuse de Socotra, met le cap sud-est à 130° droit sur Fremantle. Dans cette tangente vers les côtes australiennes, pas un coude, pas une boucle dans l’eau. Pendant une douzaine de jours, nous allons traverser l’Océan Indien à vingt et un nœuds, filant entre les Maldives et Diego Suarez, comme si nous étions en fuite et cherchions à échapper à nos poursuivants. Nous croiserons peu de navires et nous naviguerons loin des côtes.
2006 – Une brise légère et régulière traverse l’océan. Le soleil transperce des nuages diaphanes. L’hélice, sous la puissance du moteur qui tourne à plein régime, laisse derrière elle une longue traînée d’écume blanche et produit une sorte de bouillonnement. Les vibrations du plancher envahissent mon corps. Le ronflement bruyant et saccadé des turbines martèle mon cerveau. Collé au garde-fou de sécurité, je fixe la mer qui semble défiler à grande vitesse. Dans le sillage du bateau pas un oiseau, pas un poisson ; juste une immensité que fend un monstre d’acier que rien ne peut contenir.
Le cargo, parti d’Italie, parvient au niveau de l’équateur après trois semaines de voyage et deux escales. Pour sa part, le voilier, parti de Londres, franchit cette ligne imaginaire au niveau du Golfe de Guinée, après un mois de navigation sans escale.
1866 – Le jour, ce sont des vols de poissons volants, qui s’élancent hors de la lame comme des dards. Semblables à des hirondelles qui planent, ils effleurent à peine l’écume des vagues et s’abattent soudain comme une pierre qui tombe. Rien de plus gracieux que les reflets azurés de leurs ailes vibrantes, la transparence de tout leur petit corps et l’espièglerie de leur vol ; les petits fous, dans un coup d’aile mal calculé, viennent en foule s’abattre sur le pont pour sauter dans la poêle à frire et au lieu de retremper leurs ailes argentines dans la lame, ils vont passer au beurre sur un bon feu.
1866 – En approchant de la ligne, nous nous attendons à tomber dans les calmes qui séparent en général les zones des deux alizés. Ces calmes, que l’on craint toujours, sont la seule ombre au tableau que présente la navigation dans ces parages. Par la brise la plus douce venant modérer à chaque instant l’ardeur du soleil, que nous avons eu un instant au zénith, nous voguons doucement et sûrement sur une mer tranquille. Tout est gai, car on sait que l’alizé sera fidèle, on sait où il mènera le navire ; c’est un compagnon pour des semaines entières ; il ne mourra qu’à cette zone fatale des calmes qui est engendrée par sa rencontre avec l’alizé opposé, l’un venant du Nord-Est et l’autre du Sud-Est.
Pour nous, fort heureusement, au lieu de rester comme une bouée pendant des semaines, et de pouvoir jeter le long du bord chaque soir une plume qu’on retrouve dormant à la même place chaque matin, nous n’avons eu qu’un instant d’arrêt. Un alizé nous quitte, nous attendons : un grand bloc de nuages vient de l’équateur à notre rencontre, crève sur nos têtes qu’il inonde comme le ferait un fleuve entier tombant en cascade, et ce déluge d’une pluie tropicale, c’est le cas de le dire, nous apporte la brise régulière qui naît au cap de Bonne-Espérance et souffle sur Sainte-Hélène. L’alizé sud-est, qui nous pousse maintenant dans un courant vers le Sud, nous porte avec sécurité le long des terres du Brésil, comme si nous allions au cap Horn. Mais, dans les basses altitudes, nous sommes certains de trouver les grands frais d’Ouest, qui doivent nous conduire au-dessous du cap de Bonne-Espérance et jusqu’en Australie.
Le passage de l’équateur
Cette ligne imaginaire qui sépare l’hémisphère nord de celui du sud donne l’occasion aux équipages d’organiser une grande fête, sans doute destinée autrefois à exorciser les peurs des nouveaux matelots face à l’inconnu. Le jour du passage de cette ligne, on réveille les néophytes avec un chant spécial « Tremblez, Néophytes… », puis ils doivent supporter de puissants jets d’eau de mer pour entrer dans le royaume de Neptune et de son épouse Amphitrite. Au point de passage de l’équateur, le navire s’arrête : le plus jeune des néophytes fait semblant de soulever la ligne imaginaire pour que le bateau passe dessous et change d’hémisphère. C’est alors que Neptune et son épouse montent à bord pour présider la cérémonie du baptême des néophytes qui devront passer à tour de rôle devant le juge, l’avocat, l’évêque, l’infirmier, le barbier, le cireur, le sauvage, le boulanger avant de baiser les pieds d’Amphitrite. Une fois toutes ces épreuves de « bizutage » surmontées, le néophyte reçoit un certificat de baptême, valable à vie !
2006 – Je suis accueilli par tout un aréopage composé d’individus costumés en évêque, médecins, valets, gardes, bouffons, mendiants loqueteux, entourant Neptune et son épouse assis sur deux tonneaux. Lui est chétif, courtaud et écrasé par son énorme dame. Il est affublé d’une couronne surélevée pour l’agrandir, parsemée de faux diamants et de fausses pièces d’or. Il porte une longue barbe blanche faite de cordages et tient dans sa main gauche un sceptre argenté et doré dont l’embout est un trident …Elle, énorme (je reconnais le chef mécanicien), hilare, outrageusement maquillée… porte un diadème, incrusté de pseudo-rubis, agrippé à une perruque blonde, filandreuse et bancale. Elle tient dans sa main droite un stick prolongé par des lanières de cuir.
Sous leur autorité, l’office va commencer. Les impétrants puceaux, ignorants et vauriens au nombre de quatre, sont agenouillés… Des chapelets d’injures en vieux français, faisant valoir notre indignité et notre incapacité à être de bons marins, sont déversés en rafale sur nos têtes qui sont aspergées de mousse malodorante …
1866 – C’est un jour de classique gaieté que celui du passage de la ligne. Si on ne la fait plus voir au novice par un cheveu au gros bout d’une longue lunette, le « baptême de la mer » est toujours une occasion de rire.
La traversée de l’Océan Indien
Après le passage de la ligne le 13 mai 1866, le voilier atteint le Cap de Bonne-Espérance le 5 juin ; puis il navigue en dessous du 42e parallèle avec courants et frais d’ouest qui l’entraînent rapidement vers l’Australie.
1866 – Aux mouettes ont succédé les « paille-en-queue », jolis oiseaux qui traînent derrière eux deux longues plumes minces comme une paille, et aux poissons volants, les dauphins, les dorades aux couleurs éblouissantes de bronze moiré d’or, et les requins de trois mètres dont la prise, après une longue lutte, est une joie générale à bord.
1866 – Au-dessus de nos têtes, sur un ciel d’une pureté admirable, brillent de nouvelles étoiles : la Grande Ourse, suivie de la Polaire, a disparu sous la ligne sombre des flots de l’horizon septentrional. La Croix du Sud s’élève chaque soir par degrés plus haut dans le firmament, nous ne sommes plus sous le même ciel.
Mais, soudain, au calme succède la tempête …
1866 – L’ouragan venant de l’Ouest nous pousse avec une rapidité qui donne le vertige, et le spectacle emporte l’admiration… avec toute sa mâture, notre navire disparaît entièrement dans le ravin creusé par deux lames : tout écumante et haute comme lui, une muraille d’eau le suivant, le dominant sans relâche et menaçant de s’effondrer à chaque minute sur son couronnement, est poussée par des rafales d’une force extraordinaire, qui sifflent et bourdonnent à la fois… quatre hommes, attachés aux reins par une corde, sont à la barre, se cramponnant de toutes leurs forces … nous étions enfoncés dans un ravin, nous voici pendant quelques secondes en suspens sur une crête qui marche et moutonne en nous portant : nous dominons alors toutes ces collines régulières qui se poursuivent. Quand, au contraire, nous descendons, entraînés sur cette pente effrayante, nous ne pouvons plus rien voir de l’horizon et la vague que nous venons de franchir nous abrite un moment des rafales.
2006 – La nuit a brutalement envahi l’horizon. Pas de clarté lunaire. Un mur noir et opaque m’encercle. La houle s’évide et grossit. L’Utrillo vibre et tangue. La météo émet un message d’alerte : un cyclone balaie le nord-est de l’Australie et se déplace vers notre trajectoire. Il devrait nous frapper, atténué, sous vingt-quatre heures. Pour l’officier de quart, rien d’inquiétant, il lui suffit d’écouter attentivement les bulletins météo et de mesurer la force des vents. Ce n’est qu’une dépression musclée. Pourtant, de mon perchoir, je vois la proue plonger dans l’océan et disparaître sous des masses d’eau. Les vagues semblent déferler les unes derrière les autres. Les craquements de la coque se font de plus en plus entendre … Mon regard lorgne avec crainte les conteneurs reliés par des fixations censées résister aux tempêtes. J’espère qu’elles ne lâcheront pas, et que les conteneurs ne basculeront pas par-dessus bord en déséquilibrant le bateau. L’officier et le timonier me tranquillisent et me précisent qu’ils ont réduit l’allure. La situation est donc sous contrôle … Au matin, le soleil est revenu sur un océan assagi.
Dans l’Océan Indien circulent nombre de baleines de divers types, en particulier la baleine à bosse qui fréquente les océans proches de l’Australie.
2006 – La traversée de l’Océan Indien touche à sa fin. Je vois des oiseaux qui nous survolent. Nous croisons des cargos et nous captons des radios australiennes. Au large du Cap Leeuwin, en atteignant la grande baie australienne, j’aperçois à l’horizon une baleine qui semble suivre notre route : sa masse grise apparaît et disparaît au gré d’une mer formée qui libère une succession de rouleaux.
1866 – Les oiseaux de mer, poussés par la faim, approchent de plus près le navire pour glaner dans son sillage. En suspendant simplement une balle de plomb à un long fil de soie sous l’arrière, les damiers, ou pigeons du Cap, viennent s’entortiller les ailes dans ces lignes presque invisibles. Les frégates au vol alourdi se laissent prendre de nuit dans le gréement ; mais les albatros surtout nous mettent en émoi.
Quand le premier solitaire des mers australes nous apparut sur l’horizon, on l’aurait pris pour une pirogue, rasant l’écume des lames ; peu à peu, il s’approche ; son grand corps, ses longues ailes sont d’une blancheur brillante ; ses yeux sont roses, et un collier de même couleur est tracé sur son cou. C’est le plus grand oiseau du monde ! Plusieurs s’attachèrent vite à notre navire, et leur troupe vorace ne cessa, dans d’éternels circuits, de planer autour de nous.
L’arrivée en Australie
1866 – Enfin, après avoir vu quatre-vingt-huit fois le globe du soleil sortir des flots en avant de nous, nous avons eu la dernière émotion de notre traversée : « c’est ce soir, nous disions-nous, que nous verrons les premiers feux de la terre australienne ». Les vigies sont anxieuses sur les barres de cacatois ; un silence d’attente et de joie règne sur ce pont où tous les cœurs battent, où tous les yeux s’efforcent de percer l’horizon. O merveille de la navigation ! A l’heure dite, après trois mois passés entre le ciel et l’eau, un triple hourra poussé du haut des mâts annonce que les vigies voient la lueur du phare, voient la terre ! … nous mettons le cap sur la baie de Port Phillip.
1866 – A trois heures et demie la passe est franchie … La « Santé », avec son vilain drapeau jaune, vient s’assurer que nous n’apportons ni le choléra ni la peste des animaux, puis nous entrons sous toutes voiles dans la baie de Port Phillip, grand bassin de quatre cents milles carrés, un vrai lac sauvage entouré comme d’une ceinture de grèves sombres. Melbourne est au fond : un grand nombre de navires appareillent et sortent en nous saluant, espérant bien échapper aux dangers que nous venons de courir pendant des milliers de lieues. Mais le soleil se couche sans que ses rayons aient éclairé pour nos yeux l’extrémité de la baie, et tout à coup, le calme est plat ! Au moment de la plus vive excitation, nous voilà arrêtés court, à vingt lieues du terme de notre navigation !
1866 – Toute une nuit, toute une matinée, toute une après-midi de calme plat nous retiennent immobiles dans ce grand lac, en vue de la ville que nous désirons tant parcourir. C’est vraiment le supplice de Tantale ! Avec la nuit, un peu de brise vient nous porter … à cinq lieues du port.
1866 – 9 juillet – Il n’y a plus qu’un pas à faire, et nous serons au port. Nous voici au milieu d’une cinquantaine de grands navires aux hautes mâtures, et tout, autour de nous, est animé comme la rade du Havre ou de Marseille. Arrivé au port, le navire prend un autre aspect ; on lui fait une vraie toilette. Nous attendons un remorqueur, qui vient s’atteler à notre lourde masse. Nous prenons à notre bord son capitaine dont les ordres sont répétés sur le tug par un de ces petits mousses à voix glapissante comme chaque vapeur en a sur la Tamise ou dans le Pas-de-Calais ; nous glissons lentement entre tous les navires mouillés, et à trois heures et demie, nous sommes contre le quai. A cette heure, nous faisons nos adieux à notre Omar Pacha… le quitter, c’est quitter un ami ! A quatre heures et quart, nous mettons pied à terre : c’est un moment qui étourdit un peu après trois mois passés sur les planches et je vous assure que les cailloux impressionnent beaucoup les nouveaux débarqués.
Maintenant, voici comment se passe l’arrivée du cargo, un siècle et demi plus tard !
2006 – En début de matinée, nous jetons l’ancre, sous un soleil lumineux et dans une mer calme, devant la passe de Port Phillip Bay. A dix heures trente tapantes, comme convenu, le pilote monte à bord. Nous pénétrons dans la baie, véritable mer intérieure. Très vite, nous sommes avalés par une brume dense qui mettra deux heures à se dissiper.
Le pilote, la quarantaine, blanc, de haute stature, le visage coupé à la serpe, sort son PC, accepte une tasse de thé et donne des instructions précises au timonier. Ni bricolage, ni demande de cadeaux, le travail de qualité est exécuté avec concision et l’horaire est respecté.
Au fur et à mesure que la brume se lève, des plages puis des bungalows, des villas, de la végétation entretenue et des routes animées en bon état apparaissent.
2006 – Dès notre accostage, les dockers sont prêts, les grues commencent à décharger et les douanes interviennent pour procéder aux contrôles d’immigration, s’assurer que nous possédons passeport et visa électronique et que nous n’importons aucune denrée et aucun animal. Ces formalités strictes et rapides effectuées, je décide de partir avec le second visiter la ville.
A l’assaut de Melbourne et de l’Australie
Ludovic de Beauvoir – Arriver jeune sur une terre jeune, voilà qui entraîne ! Devant nous est la terre des mines d’or, des troupeaux immenses, des villes nées d’hier !
Alain Lavelle – Je veux pénétrer ce nouveau monde pour saisir sa culture, son univers exotique qui combine mégapoles ultramodernes, déserts, savanes, faune originale, ciel aux constellations méconnues, arts tribaux et population jeune, sportive, entreprenante.
Notre « beau voyage » en mer se termine et, si vous avez apprécié les qualités narratives de ces deux écrivains, je vous invite à « aller plus loin » en lisant l’intégralité de leurs ouvrages :
- « Voyage autour du Monde » par le Comte de Beauvoir (tome 1 – L’Australie),
- « Way Out » par Alain Lavelle.
Et, comme tout finit en chanson, je dédie celle-ci à Ludovic de Beauvoir qui l’a très certainement appréciée avant sa disparition en 1929, et à notre ami Alain Lavelle qui l’a sans nul doute fredonnée à la fin de chacun de ses nombreux voyages en cargo – même s’il ne s’agit pas d’un chant de marin !
Nous avons fait un beau voyage
Extrait de l’opérette CIBOULETTE créée en 1923
Rapprochements passionnants. Merci Danielle.
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Comparaison très intéressante entre ces deux périples maritimes vers la même destination. On comprend aisément que le travail préalable à la rédaction de cet article a dû prendre beaucoup de temps! Belles photos à l’appui et des commentaires pertinents nous permettent de suivre ces voyageurs sur leurs bâtiments si différents. Merci Danielle pour une évasion bienvenue dans notre quotidien chamboulé par le coronavirus.
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Beau travail de recherche, bravo Danielle. C’est intéressant ce parallèle entre ces deux voyages similaires à cent quarante ans d’intervalle. J’ai lu le livre d’Alain qui m’a rappelé de beaux souvenirs de voyage en Australie et à Bali. J’ai pu apprécier sa belle plume à travers ce récit passionnant de voyage en cargo.
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Eh bien Danielle,vous êtes sans doute la première à m’avoir fait faire deux voyages à la fois ! une performance étourdissante !
Bravo à la rédactrice pour le choix des passages .. . Beaucoup d’expressions précises dans ces textes finalement ramassés et denses.
J’ai surtout imaginé la différence de bruit surtout entre les voiles et le bateau à moteur …
Le choix des photos est magnifique .. Je ne connaissais pas le paille-en-queue , je n’avais jamais vu le canal de Suez, et cette superbe photo d’un arc-en-ciel d’étoiles la nuit !…
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Tout d’abord, je remercie sincèrement les personnes qui ont pris pris la peine d’exprimer leur plaisir à la lecture de cet article.
Pour ma part, ce double voyage dans le temps (1866, 2006) et dans l’espace (2 bateaux, 2 trajets) m’a fascinée. S’y ajoute la richesse de l’approche littéraire : nos deux écrivains dévoilent tout leur talent pour nous immerger dans le monde clos du navire (« la coque » selon Alain Lavelle, un « ami » selon Ludovic de Beauvoir) pour cette longue navigation passive au cours de laquelle il ne se passe presque rien. Leur narration repose sur la description, sur l’introspection, sur l’ironie et l’on ne s’en lasse pas.
Cependant, alors que nous pouvons retrouver Alain Lavelle dans d’autres ouvrages, il s’avère que Ludovic de Beauvoir n’a écrit que cette oeuvre de jeunesse « Voyage autour du monde » en trois tomes : Australie – Java, Siam, Canton – Pékin, Yeddo, San Francisco. Il n’en existe malheureusement aucune réédition depuis 1872 !
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C’est toujours le même amour de la mer malgré les années. Merci Danielle
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