par Danielle Morau
C’est un petit chemin qui s’inspire un peu de celui de saint Jacques. Je l’ai imaginé pour vous faire apprécier la diversité des sculptures romanes qui évoquent un même thème : l’histoire de Daniel. Afin de circonscrire le champ de mon propos, je me suis limitée aux sculpteurs des 11e et 12e siècles en France, en Italie, en Espagne ; les photographies ont été sélectionnées dans mes réserves de souvenirs de voyage.
Qui était Daniel ? Aux environs de l’an -400, Daniel, serviteur zélé de Darius II, roi des Perses, est jeté dans la fosse aux lions sur l’ordre de son maître car il adore le Dieu d’Israël alors qu’un décret l’interdit. Un ange ayant fermé la mâchoire des lions affamés, Daniel reste vivant. Devant ce miracle, le roi rétablit la croyance de son peuple dans le Dieu d’Israël.
Quelques années plus tard, Cyrus, successeur de Darius II, jette à nouveau Daniel dans la fosse aux sept lions car Daniel avait empoisonné le dragon que les Babyloniens vénéraient. Habacuc, l’un des douze petits prophètes, vole à son secours. Il nourrit les lions et Daniel pendant sept jours : convaincu par la puissance du Dieu de Daniel, le roi ordonne à son peuple de l’adorer.
Dans la Bible, ces deux miracles sont détaillés dans la partie qui correspond au Livre de Daniel. Daniel, comme Jérémie, Isaïe et Ezéchiel, a prédit l’arrivée du Messie ; ces quatre grands prophètes se distinguent des douze petits prophètes par la longueur de leurs écrits.
Voici une représentation du second miracle, sculptée sur un grand panneau, malheureusement caché par trois colonnettes et en partie martelé.

A gauche, Habacuc survole la fosse et verse un boisseau de nourriture à trois lions. La tête du roi apparaît dans une arcade de son palais. A droite, Daniel, aux longs cheveux, est assis ; quatre lions sont superposés sur sa gauche.
Le choix de ce thème pour le portail principal rappelle aux fidèles que, dans ce lieu sacré, aucune idolâtrie n’est admise et qu’un seul Dieu existe.
Sur les chapiteaux, en haut des piliers de maintes églises romanes, les sculpteurs n’ont pas manqué de traiter souvent ce sujet en respectant quelques conventions : Daniel, entouré de lions, prie mais ceux-ci ne l’attaquent pas, comme s’ils étaient pétrifiés. Ces conventions permettent de repérer des chapiteaux représentant « Daniel dans la fosse aux lions » mais il convient d’être très prudent …
Tout d’abord, d’autres personnages de l’Ancien Testament ont été représentés avec des lions. Il convient de ne pas les confondre avec Daniel. Par exemple, Samson et David sont figurés avec un seul lion, alors que Daniel doit être entouré d’au moins deux lions.

Un jour, un jeune lion rugissant vint à la rencontre de Samson. Alors, à mains nues, celui-ci le déchira en deux comme un agneau.

David , encore jeune berger avant de devenir roi, rattrapa le lion qui emportait un mouton. Il le frappa avec un gros bâton jusqu’à ce que l’animal lâche le mouton. Comme ce lion voulait le mordre, David se jeta sur l’affreuse bête et la tua.
Par contre, le superbe chapiteau de Moissac respecte parfaitement les conventions fixées pour la représentation de « Daniel dans la fosse aux lions ». Deux lions regardent Daniel sans agressivité ; le prophète lève les mains tournées de face à hauteur du visage, en position d’orant. Si ses mains étaient jointes à hauteur de poitrine, ce serait un priant.

A la même époque, un autre sculpteur présente un chapiteau en marbre richement ouvragé : il respecte lui aussi la tradition, même si un troisième lion est sculpté car leur nombre peut aller jusqu’à sept, d’après le second miracle.

La position debout ou assise de Daniel est laissée au choix de l’artiste mais un petit détail change tout : l’espace vide entre le prophète et les animaux ! Sur les chapiteaux de Moissac et de Toulouse, Daniel prie intensément : il est indifférent à la présence des lions qui restent à distance.
Cette représentation de Daniel en prière est à distinguer de celle d’un homme en contact avec les animaux. Sur de tels chapiteaux, un homme debout ou assis, vêtu ou nu, touche les lions et ces bêtes féroces le touchent sans lui faire de mal. Ces sculptures sont souvent présentées dans les guides touristiques sous l’appellation « Daniel et les lions », mais d’autres interprétations ne les considèrent pas ainsi.
Qu’il s’agisse de Daniel ou non, la signification de ces chapiteaux est en tout cas très différente : il s’agit d’avertir le fidèle que l’homme doit dompter sa nature animale, donc ne plus obéir à ses instincts pour s’élever spirituellement. Pour distinguer les deux motifs, il faut donc regarder de près la position des bras de l’homme qui n’est pas en prière puisqu’il touche les félins, comme c’est le cas dans les deux exemples ci-dessous.


Il arrive aussi que l’homme ne cherche pas le contact mais ce sont les animaux qui l’établissent.

Cette double représentation sur un chapiteau d’extérieur de narthex montre un homme nu et pensif, une main sur la joue, l’autre main sur le genou : il ne prie pas et ne touche pas les lions. Mais les lions le lèchent et ce contact suffit à évoquer l’instinct animal qui sommeille en tout être humain.

A Arles, cette remarquable représentation fait pendant avec le chapiteau de Samson (voir supra). L’homme et les lions sont sculptés dans la même attitude que le chapiteau précédent de Charlieu.
A Fidenza, les lions touchent l’homme avec leurs griffes rentrées ; l’homme assis semble les caresser. Dans le même édifice, on retrouve cette représentation exécutée sans nul doute par un autre artiste, plus habile. Cette fois-ci, le contact homme-animal s’exerce dans les deux sens !


En Charente-Maritime, deux autres exemples font penser à un dompteur : un homme debout tient en laisse deux lions adossés ou les maîtrise en tenant leurs queues levées ! Ces représentations auraient un sens un peu différent des six chapiteaux précédents : l’homme non seulement doit mais peut maîtriser ses instincts.


Enfin, il arrive que certains chapiteaux montrent une scène pour laquelle le doute s’installe : c’est le cas pour deux chapiteaux des Pyrénées-Orientales.

Les deux lions adossés semblent lécher le visage de l’homme barbu : le thème serait celui de la mise en garde contre les instincts. Mais voici une représentation très semblable avec deux lions et une tête humaine qui ne met pas en contact l’homme et l’animal, donc on peut penser à Daniel mais comment savoir si l’homme prie et les deux lions menaçants ne sont pas tournés vers l’homme…

Devant le nombre de chapiteaux ressemblant tellement au thème de « Daniel dans la fosse aux lions », il convient donc de distinguer des messages différents mais peut-être complémentaires : un homme proche des animaux puis les domptant pour aboutir à Daniel en position de prière intense, entouré de lions qui se tiennent à distance. Les premières étapes sont en effet nécessaires à la dernière. Ainsi serait représentée l’évolution spirituelle de l’homme.
On comprend alors mieux pourquoi deux de ces étapes peuvent être présentes dans une même église. C’est le cas dans l’église de Cénac, près de Domme, en Dordogne.

L’homme met ses mains dans les gueules de deux lions tandis que deux autres lèchent sa tunique. Le fidèle comprend qu’il doit maîtriser ses instincts pour s’élever spirituellement.

Daniel est assis, en position d’orant ; l’un des trois félins s’approche sans le toucher. Le fidèle déchiffre ce message : l’homme a maîtrisé ses instincts, aucune idolâtrie n’est possible (Daniel a tué le dragon vénéré par les Babyloniens), un seul Dieu existe.
Parmi les chapiteaux qui représentent cette dernière étape de « Daniel dans la fosse aux lions », quelques-uns se distinguent par leur originalité.

Les lions, qui ressemblent plutôt à des loups, restent agenouillés, même si les crocs sont menaçants.

Les lions sont suggérés par une tête et une crinière ; Daniel semble être à genoux, les bras levés, mais il ressemble plus à un atlante soutenant la corniche qu’à un orant.

Les lions sont rassasiés, il ne reste que la tête de leur proie entre leurs pattes, mais Daniel assis, jambes pliées, mains sur les genoux, a été épargné.

Les lions, à la crinière en forme de tournesol, avancent leur patte vers Daniel sans le toucher. Jambes pliées, tournées vers l’extérieur, Daniel ressemble à un sumo japonais vêtu de son pagne !

La tête de Daniel est auréolée car il est prophète et saint ; il est figuré dans une mandorle, forme en ellipse inspirée de celle de l’amande (mandorla en italien signifie amande). Même un félin est debout dans une mandorle. Or, il est d’usage que la mandorle soit réservée au Christ ou à la Vierge …
Ainsi se termine ce chemin de Daniel qui, telle une sculpture romane en bâtons brisés, nous a promenés de-ci, de-là :
- en France : Beaulieu-sur-Dordogne, Arles, Moissac, Toulouse, Saint-Luz-Saint-Sauveur, Charlieu, Saint-Sornin, La Clisse, Serrabonne, Saint-Martin du Canigou, Cénac, Vinezac, Céreste, Marcilhac-sur-Célé, Le Montet, Vezelay,
- en Italie : Fidenza,
- en Espagne : Sant Cugat, Santa Cruz de la Seros.
J’espère vous avoir donné l’envie de compléter cette collection en partant visiter les églises romanes dont l’architecture harmonieuse, à taille humaine, reste le témoignage d’une ardente foi populaire du 9e au 13e siècle.
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Passionnant article que ce « chemin de Daniel » qui m’a permis de découvrir avec intérêt toutes les subtilités des différentes positions des personnages et leurs significations liturgiques. Merci Danielle pour ce travail de recherche
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Très bel article qui nous fait entrer dans le détail de cet art roman « catéchisme ».
Une mention spéciale pour la mise en page: ici, les images « parlent »!
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Oui, Nicole, mon intention était bien de mettre en valeur, grâce à ce thème particulier, la subtilité de la lecture des chapiteaux romans ; oui, Daniel, cette lecture ressort du catéchisme puisque nous sommes dans une église chrétienne. Mais permettez-moi d’ajouter ceci : ces sculptures sont des œuvres d’art que nous pouvons déchiffrer grâce à la Bible, que nous soyons croyants ou pas. Par contre, nous n’avons aucune clé pour comprendre l’art pariétal préhistorique de Chauvet et de Lascaux … et Champollion a consacré sa courte vie à nous ouvrir les portes de l’art égyptien… Alors, ne passons à côté de l’art roman sans faire l’effort de mieux le comprendre.
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Quelle collection !! et quel oeil a su la rassembler…
Thème très intéressant qui explique comment ce récit extraordinaire a pu servir dans la vie la plus quotidienne…
Vous nous avez appris à décoder un ensemble de signes et cela nous rendra plus curieux à l’avenir…
Mais si vous en avez d’autres… il faut les partager !
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Merci Danielle car pour moi l ‘histoire de Daniel est une découverte, j’aime visiter les églises et dorénavant je ferai encore plus attention aux chapiteaux romans et leur histoire.
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Merci à Danielle pour cette belle étude, richement illustrée de photos montrant les détails de ces merveilleux chapiteaux.
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Photos exceptionnelles et travail de recherches d’une grande richesse. Les récits religieux sont souvent à la base d’œuvres d’art remarquables. Merci Danielle pour cette belle contribution au site d’Arts et Voyages.
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Je craignais fort que « mes » chapiteaux n’intéressent personne : vos témoignages prouvent le contraire et m’incitent à poursuivre cette excursion dans les méandres de l’art roman. Je vous remercie TOUS très sincèrement et je vous promets d’autres découvertes.
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Chapeau! Très bien structuré. On apprend beaucoup de nouveau. Danielle, bonne chance à l’avenir
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Merci pour ces photos exceptionnelles et pour cette histoire de Daniel qui est une découverte pour moi .
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Félicitations, Danielle, pour cette extraordinaire recherche sur les chapiteaux romans. Ce travail immense nous permet de voir les similitudes et différences dans la représentation du prophète aux lions. Il est passionnant de comprendre le fil rouge de toutes ces sculptures de chapiteaux. Je pense qu’après cet article, nous serons beaucoup plus attentifs quand nous visiterons des églises romanes. Un grand merci!
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Christine, Lucette, Marie, sachez que je suis très sensible au vif intérêt que vous manifestez pour ce chemin de Daniel. Et voilà que Marguerite vient de me soumettre une idée pour prolonger ce chemin : si, lors de vos futures visites dans les églises romanes, vous avez la chance de pouvoir photographier un chapiteau « Daniel et les lions », pourriez-vous l’envoyer sur le site ou à notre présidente (avec la référence du lieu) ? L’étude pourrait ainsi s’étoffer, être complétée avec le texte exact du Livre de Daniel et aboutir à une publication très originale : tentons cette aventure !
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Excellente idée Danielle. Je souscris totalement
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J’ai lu ton exposé – enfin ! – et celui-ci m’a ouvert les yeux sur des détails que je n’aurais pas remarqués. Je regarderai maintenant ces chapiteaux avec attention bien que je ne sois pas intéressée particulièrement par l’art roman. Cependant je m’interroge sur l’interprétation que l’on donne à ces sculptures… seul l’artiste pourrait – je pense – nous éclairer sur leurs significations exactes. Beau travail de recherche, Danielle.
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