Comment expliquer que les vagues fascinent autant ? Œuvres d’art pour les uns, rêves de surfeurs pour les autres, les vagues poussent aujourd’hui des milliers de gens à travers le monde pour les admirer. Tout comme il y a le Niagara, Stonehenge ou la Muraille de Chine, il y a des vagues mythiques qui attirent des gens du monde entier : Pipeline à Hawaii, Mavericks en Californie, Teahupoo à Tahiti ou plus récemment la vague géante de Nazaré au Portugal.
Ainsi, non seulement la vague est une grande voyageuse, elle peut parcourir des milliers de kilomètres sous l’épiderme de l’océan avant de déferler sur le littoral, mais en outre, les vagues génèrent des générations de chasseurs de vagues prêts à aller au bout du monde, dans les glaces ou les mascarets, pour découvrir les vagues les plus extraordinaires, les plus grosses, les plus épaisses. Comme quoi les vagues sont à la fois art et voyage…
Lorsqu’on y réfléchit, il n’y a qu’une seule chose sur laquelle tous les humains s’accordent, quelles que soient leurs croyances, leurs philosophies, leurs religions ou leurs sciences : la vie est née de l’eau. L’eau nous a toujours précédés, elle est l’élément originel par excellence. Lorsque Vishnou, suprême divinité des hindouistes, a pris la forme de l’eau, un grand calme est tombé sur l’Océan Cosmique, aucune vie ne s’est manifestée, jusqu’au moment où un son, un souffle en provenance du ciel, a soulevé les eaux. De cette commotion est née l’étincelle de la conscience. Pour les tribus indonésiennes Todajas des îles Célèbes, la création du monde s’est effectuée en trois phases : d’abord le vent a soufflé sur la mer, puis de grandes vagues sont apparues, et lorsqu’elles ont déferlé sur la terre, leurs embruns sont retombés sous formes d’œufs, d’où sont sortis les premiers humains. Les Indiens Zunis du Nouveau Mexique parlent de « l’écume de vie » soufflée par la terre-mère pour créer les humains. Aux îles Tonga, la création est ainsi décrite : « À l’origine, il y avait la mer. Dans ses vagues, l’algue et la vase se mêlèrent et donnèrent naissance à une grosse pierre qui, elle-même, accoucha d’un homme et d’une femme ».
Dieu est-il une vague ?
Pour que l’eau originelle puisse donner vie, encore faut-il un ultime ingrédient : le mouvement… Qu’est-ce qu’une vague ? Avant tout le mouvement. Qu’est-ce que la vie ? Avant tout le mouvement.
N’oublions pas qu’à l’origine, notre planète était une vaste étendue d’eau. C’est sans doute la chute d’une comète porteuse d’ADN dans l’océan primordial qui a été déclencheur de la vie. Or un tel événement s’accompagne forcément de vagues géantes qui se répercutent sur tout le globe.
Ce sont les vagues, symboles du mouvement, donc de la vie, qui ont porté les cellules vivantes sur les terres émergées. On peut donc dire que les vagues sont le moteur de la vie sur Terre. Puissance fertile et destructrice, l’un n’allant pas sans l’autre.
À plusieurs reprises dans l’histoire planétaire, des vagues ont atteint plusieurs centaines de mètres de haut et des vitesses supérieures à 1 000 km/h avant de pénétrer de plusieurs dizaines de kilomètres à l’intérieur des terres. C’est le cas des vagues soulevées par la chute d’une comète dans les eaux de la Terre il y a 65 millions d’années, un événement qui – outre l’extinction des dinosaures – a provoqué des vagues de plusieurs centaines de mètres de haut. Plus près de nous, des chercheurs ont trouvé des fragments d’ossements profondément enfouis dans la vallée de Tanana en Alaska : ces os disloqués de mammouths ou de bisons, n’ont pu être ainsi réduits en miettes que par un mégatsunami. Cette vague démesurée aurait été causée par le passage d’une comète qui aurait frôlé la Terre, ce qui aurait rompu le champ magnétique terrestre. On estime la hauteur de cette vague à près de 2 000 mètres et elle aurait pénétré l’intérieur des continents sur plusieurs milliers de kilomètres…
Notre passé immémorial est donc imprégné de ces événements catastrophiques causés par les vagues et la montée des eaux… Dans les légendes du monde entier on retrouve la trace d’une vague gigantesque recouvrant les montagnes, comme pour Noé et le déluge, dans l’Ancien Testament.
Le livre sacré de Popol Vuh, au Mexique, raconte que Coxcox fut prévenu du déluge et eut, comme Noé, le temps de fabriquer une embarcation en bois de cyprès. Toujours ressurgissent nos origines marines, et les vagues semblent être les divinités qui s’élèvent dans un voile d’écume pour venir nous le rappeler.
Si les textes sacrés ont gardé le souvenir de vagues immenses, c’est bien que les derniers millénaires les ont vues façonner notre histoire. Comètes, séismes, volcans, ces événements peuvent générer des vagues géantes, tout comme l’ouverture soudaine du détroit de Gibraltar au Pliocène, lorsque la puissance de l’océan Atlantique s’est engouffrée dans une Méditerranée asséchée… Et qui sait si l’éruption volcanique de Santorin, vers 1600 avant Jésus-Christ, avec ses mégatsunamis de plus de 100 m de haut, n’a pas été à l’origine du mythe de l’Atlantide, comme le croient certains ?
La vague est créatrice, mais les humains ont si longtemps tourné le dos à la mer qu’ils n’en ont retenu que l’aspect effrayant et destructeur, et il faudra attendre les anciens Hawaiiens pour les redécouvrir d’un autre œil.
Cette transition mémorable se fera grâce au Capitaine Cook qui, le premier, observa les surfeurs des îles Sandwich (plus tard Hawaii). Viendra ensuite l’écrivain Jack London, en voyage à bord de son voilier le Snark, en compagnie de sa femme Charmian. Alors qu’ils se trouvaient en escale prolongée dans l’archipel hawaiien, l’écrivain découvre ces hommes, debout sur de simples planches, chevauchant des vagues magnifiques, ainsi qu’il l’écrit en 1911 dans le récit de ses navigations, La Croisière du Snark :
« Et tout à coup, là-bas, d’une énorme vague qui jaillit vers le ciel, semblable à quelque dieu marin, un homme à tête noire surgit au-dessus d’une crête neigeuse. (…) Calme et superbe, il domine les remous, en équilibre sur les sommets vertigineux, ses pieds plongés dans la mousse bouillonnante, le rideau salé atteignant ses genoux et tout le reste de son corps à l’air libre et à la lumière éblouissante du soleil, il vole à travers les airs, aussi vite que la houle qui le porte. Il est un Mercure, un Mercure brun. Ses talons sont ailés et là réside la vitesse de la mer. »
Pour les anciens Hawaiiens, le surf n’était pas simplement un jeu ou un sport et ils entraient dans l’arche liquide des vagues comme d’autres pénètrent dans un temple de pierre pour adorer leur dieu.
L’Âge d’or
Nous semblons tous porter en nous le souvenir d’une vie antérieure où nous vivions en paix et en harmonie sur les plages, tels des Atlantes au pays des vagues, comme l’évoque Baudelaire dans ce poème intitulé La Vie antérieure :
« Les houles, en roulant les images des cieux, / Mêlaient d’une façon solennelle et mystique / Les tout-puissants accords de leur riche musique / Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux / C’est là que j’ai vécu dans les voluptés, calmes, / Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs / Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs ».
Ce souvenir tenace d’un âge d’or où nous vivions sur des plages tropicales semble inscrit en nous, dans notre code génétique. L’île tropicale demeure le symbole absolu du paradis universel et les vagues semblent le battement de cœur d’un dieu ineffable, le souffle de l’éternel recommencement, tel que le décrivait le poète Paul Valéry :
« On ne peut vouloir fuir que ce qui recommence. La redite infinie, la répétition toute brute et obstinée, le choc monotone et la reprise identique des ondes de la houle qui sonnent sans répit contre les bornes de la mer, inspirent à l’âme fatiguée de prévoir leur invincible rythme, la notion tout absurde de l’Éternel Retour ».
Ce passé dont nous voyons qu’il a été façonné par les vagues, le romancier Joseph Conrad le ressent jusqu’au fond de lui, lorsqu’il écrit, dans Le Miroir de la mer :
« Si vous voulez savoir l’âge de la Terre, regardez la mer en furie. Son immensité grise, les lames où le vent creuse de longs sillons, les larges traînées d’écume, agitées, emportées comme des boucles blanches emmêlées, donnent à la mer l’apparence d’un âge innombrable, sans lustre et sans reflet, comme si elle avait été créée avant la lumière elle-même… ».
De nombreux contemporains ont sondé l’abîme pour y déceler la divinité, de Homère à Hugo, en passant par Lautréamont ou Guy de Maupassant, qui aimait tant jouer dans les vagues à Étretat et écrivait :
« Il se penchait sur les flots écumeux
Et sa pensée, abandonnant la terre,
Semblait percer les mystères des cieux ».
Hugo Verlomme est l’auteur d’une trentaine de livres, romans, essais, documents, sur l’océan, dont plusieurs consacrés aux vagues (voir Vagues, Mode d’emploi, Éditions Pimientos).
A tous les amoureux de la mer et des vagues, je recommande la lecture des articles et des romans de mon ami Hugo, notamment Demain l’Océan.
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