par Hugo VERLOMME
Le typographe Malou Verlomme et le photographe Clément Criséo ont sillonné les ruelles d’Afrique de l’Ouest en quête de ces bijoux visuels que sont les enseignes peintes à la main. Ils en ont fait un livre illustré, Ici c’est bon (Éditions Alternatives), dont voici la préface par l’écrivain et dramaturge Arno Bertina, ainsi que quelques photos.
Préface
Par Arno Bertina (1)
À Rome se trouve un musée magnifique, celui de la Villa Giulia. Consacré à la civilisation étrusque, on peut y admirer tout ce qui a fait la particularité de ce peuple dans l’histoire de l’humanité : les fresques, les œuvres et les objets qui nous sont parvenus semblent indiquer que l’ancienne étrurie fut pacifique, esthète, contemplative. dans une des salles, on peut notamment admirer des pieds, des mains, des ventres ou des têtes, des jambes – de toutes tailles, en terre cuite. Par centaines car c’est le tout venant des fouilles archéologiques – les Étrusques en produisirent des milliers. Ces petites sculptures et ces moulages avaient une fonction, semble-t-il : appeler la guérison de telle ou telle partie du corps (2). Ce n’était pas une offrande, ni une célébration, mais un reste de pensée magique. Par là, quelque chose survivait des peintures de Lascaux et de Chauvet, dont on ne sait dire aujourd’hui s’il s’agissait du récit de certaines chasses, d’exorcismes divers, ou une pratique magique visant à faire apparaître le gibier nécessaire à la tribu…
Quelque chose de cela a survécu dans les ex-voto chrétiens qu’on trouve en abondance dans les lieux de dévotion. un art naïf, où les peurs et les joies s’expriment sans détour, où le corps est souvent morcelé, où les figures divines trouent les murailles pour apparaître dans un coin de la pièce, au-dessus du lit de souffrance, ou au bout d’un chemin. Aujourd’hui, cet art naïf a disparu de nos villes européennes, et découvrir l’Afrique est très souvent l’occasion pour le voyageur de se reconnecter avec ces images que nous avons pourtant dans la tête comme un dépôt, une vaste mémoire collective des formes et des représentations.
Qu’il s’agisse des esthéticiennes, des coiffeurs, ou des médecins de Conakry, de Lomé et de Ouagadougou, tous ont des enseignes qui présentent le corps en mille morceaux (les ongles, les cheveux, des cils et des pieds, etc.). s’il s’agit aujourd’hui d’une forme de contrat reposant sur la retape, si le principe de la publicité est venu faire grimacer les restes de pensée magique (3), force est de constater que cette façon de faire parler les murs perdure malgré la modernité la plus clinquante ; à l’heure où la photo numérique s’est à ce point démocratisée que presque tous les commerçants des capitales africaines peuvent imprimer leurs propres affichettes, ces peintures naïves continuent d’être demandées, et tous ces peintres et calligraphes continuent de transmettre leur savoir-faire. le charme de celles-ci opère encore. Pourquoi ? Peut-être parce que la poésie ou l’humour qu’ils donnent à voir ne supporteraient pas une forme trop clinquante : écrivez Œuforie avec un logiciel informatique utilisé par les graphistes, ou même sous Word… et vous verrez que quelque chose se perd. Il faut à cette blague le tremblement de la main. Trop de perfection dans le trait reviendrait à créer un décalage entre l’humour de la formule et la stabilité de la forme (4). Le début de quelque chose qui étoufferait l’humour… dans l’œuf. Baptisez “Obama” votre stand où manger du porc passé au four, en utilisant Paint ou je ne sais quel logiciel, et la blague perdra de sa saveur. réalisée à l’ordinateur, avec une photo de lui, par exemple, l’enseigne gagnerait en “obamité”. Or ce n’est pas vraiment le but ; le but est de maintenir ce décalage entre le porc au four et Obama. Le but n’est pas de faire croire à la présence réelle du président américain. (J’ai ainsi pu photographier, dans l’ouest du Cameroun, une pancarte qui disait : “mini cité du chef supérieur Bangangté / le matignon et les Elysées / 115 chambres modernes disponibles, etc.”). idem avec ce “Poulets télévisés” photographié par Malou Verlomme ou Clément Criseo : qu’une main ait passé du temps à peindre ce message bien improbable et dérisoire augmente la blague. (Pensez à ces gens qui construisent des répliques de la basilique de Yamoussoukro en allumettes, du Titanic en morceaux de sucre, ou à cette femme qui a réalisé une maquette en tricot de la bataille de Verdun…) il y a dans ces gestes parfois précis et parfois frustres, un sérieux et un humour qui font la paire.
Alors certes, parfois notre regard ne tient plus cet équilibre et cherche dans ces enseignes matière à rire, ou à sourire. les perles se ramassent par dizaines. il n’y en a pas tant, dans les pages qui suivent car les auteurs ont voulu éviter le piège du regard condescendant et ironique – il pourrait y en avoir plus. Est-ce que l’Européen traque la faute, la bourde, avec le sentiment de sa propre supériorité ? Je n’en suis pas si sûr ; si je demande à sa gérante de pouvoir photographier l’enseigne de cet “institut de beauté la fabulosité” ce sera en pensant à la “bravitude” d’une ancienne candidate à l’élection présidentielle française : l’humour met les esthéticiennes du Cameroun sur un pied d’égalité avec une ministre française. Puis est-ce que Jacques Prévert ou André Breton se moquaient quand ils cherchaient la poésie des rues, ou Rimbaud, et les vers de mirliton… ? C’est plutôt qu’il jouit, notre voyageur européen, d’une rue rendue à son énergie débraillée, au jaillissement de l’intelligence et de l’humour. En Europe, tout est sous contrôle et anémié. Pas une manifestation qui ne s’accompagne, par exemple, de remorques portant des sonos assourdissantes qui empêchent les gens d’inventer leurs slogans, leurs explications bien personnelles. Hier, j’ai croisé un sdf parisien dont la pancarte, sur le trottoir, indiquait “soldes”. un “2€” était rayé, une flèche indiquait “1€”. dans nos sociétés marchandes, le sérieux du marketing a étouffé le sens du grotesque, et le sens de l’humour. Il faut des manifestations spontanées, non organisées, pour que cet humour et cette intelligence se fassent à nouveau entendre. Ou bien aller en Afrique de l’Ouest, au moins dans les pays de l’Afrique francophone, pour retrouver ce sens de la dérision et de l’autodérision (5), du clin d’œil complice aux gens du quartier, de la rodomontade à laquelle personne ne croit et surtout pas celui qui en est l’auteur. “Entreprise superman / les beaux jours sont rares / Commerce général” (6).
Arno Bertina
1 Derniers livres parus : Des lions comme des danseuses (éditions la Contre-Allée), Numéro d’écrou 362573 (éditions le Bec en l’air) et Je suis une aventure (éditions Verticales).
2 Plus sûrement que remercier pour une guérison.
3 Dieu n’est jamais loin, quel que soit le type de service proposé, ou le produit. J’ai par exemple photographié, à Pointe-noire, une échoppe en tôle, “disco Jésus roi” où l’on vendait des clés USB, où il était possible de faire graver sur CD… Et les “Christ Coiffeur”, et les “Auto-béni” qui sont légion…
4 La célèbre formule “Medium is the message” s’applique en l’occurrence : dès que quelqu’un se mêle, en France, de faire une affichette pour annoncer une rencontre de quartier, un vide-grenier, c’est en utilisant toutes les typos possibles comme un nouveau riche entassant les bibelots et les styles dans son salon. le vide-grenier n’est plus l’information, mais “Je me sers de mon traitement de texte”.
5 Cette extraordinaire inscription en lettres peintes, à l’arrière d’une moto circulant dans Yaoundé : “Je ne sais ni d’où je viens, ni où je vais, laissez-moi m’embrouiller. POWER DISCO”.
6 Enseigne vue à Bangangté aussi, dans l’ouest du Cameroun.
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