Les 20 voyages de Paul Gauguin Episode 1

par Daniel Sueur            

Pour beaucoup, le Gauguin voyageur est l’artiste qui a apporté une véritable révolution dans la peinture de son temps en transportant chevalet et pinceaux en Polynésie.

Les cinq articles qui vont vous être présentés ont pour objet de mieux vous faire connaître le personnage et l’artiste Gauguin selon trois axes :

  • Un Gauguin voyageur, bien au-delà de ce que l’on sait en général de ses pérégrinations.
  • Un Gauguin intime dont la vie, notamment sentimentale, marquera fortement son œuvre.
  • Un Gauguin artiste, enfin, l’un des peintres majeurs du XIXe siècle, avec les nombreuses influences qu’il aura subies et intégrées, et celles qui inspireront ceux qui viendront après lui.

Trois axes forcément intriqués, en un seul personnage complexe et fascinant.

Et pour nous mettre tout de suite dans le bain, voici un premier exemple d’influence sur un artiste qui ne sera jamais passé par une académie, entièrement autodidacte, donc :

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Te Arii Vahiné (1896) Musée Pouchkine -Moscou-

Aurez-vous reconnu Te Arii Vahiné, l’épouse du roi ? Il s’agit de Pahura, 15 ans, la nouvelle compagne de Gauguin. Nous sommes en 1896, c’est le deuxième et dernier voyage du peintre en Polynésie.Plus précisément, nous sommes à Tahiti, c’est le dix-neuvième voyage de Gauguin, le tout dernier étant celui des Marquises où il mourra en 1903 à l’âge de 55 ans.

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La pose évoque à la fois la Diane au repos de Lucas Cranach, l’Olympia de Manet (qu’il a copiée cinq ans auparavant)  et les bas-reliefs du temple javanais de Borobudur, dont il possède plusieurs photographies.

Voyages dans l’Histoire de l’Art, voyages immobiles que permet l’arrivée récente de la photographie, voyages réels d’un artiste qui, au gré des événements – familiaux, professionnels – et de sa quête de nouvelles formes d’expression, ne cessera de se nourrir d’influences et de bouger pour trouver de nouvelles inspirations.

Les Gauguin sont originaires d’Orléans. Ils étaient des maraîchers et des marchands de fruits et légumes. En devenant journaliste à Paris, le père de Gauguin, Clovis, sera le premier à rompre avec cette tradition. On n’a aucune photo de lui, aucune trace de son visage.

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Aline Chazal (1890)

En revanche, voici sa mère Aline, immortalisée en jeune femme, peinte par Paul d’après une photographie, vingt-trois ans après son décès. C’est une beauté ténébreuse, dans les veines de cette femme coule du sang péruvien.

Paul naît à Paris le 7 juin 1848. Il n’y restera pas longtemps. Clovis travaille au National, l’organe du Parti Radical et ses articles ne peuvent que déplaire au Parti de l’ordre et à Napoléon III devenu empereur en 1852 après son coup d’Etat du 2 décembre 1851. Le couple juge prudent de quitter la France pour le Pérou où la famille d’Aline va l’accueillir.

VOYAGE N°1 : Paris-Lima. Paul est naturellement du voyage, il n’a qu’un an. Il grandira à Lima jusqu’à ses huit ans, mais sans son père, emporté par une crise cardiaque lors de la traversée.

Gauguin se vantera dans ses mémoires d’avoir pour oncle le dernier vice-roi du Pérou, un descendant des Borgia espagnols et par là de la plus vile des familles de la Renaissance italienne.

Nul ne le croit, et pourtant c’est vrai !

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Gauguin se souviendra du costume traditionnel porté par sa mère, le « manto », voile mystérieux que toutes les femmes de Lima portaient, arme redoutable pour séduire, mais aussi pour dissimuler.

Les femmes en costume traditionnel l’ont toujours attiré, il le montrera à maintes reprises,  comme avec ces deux vahinés,

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Nafea Faa Ipoipo ?, Quand te maries-tu ? (1892)

 ou avec « la belle Angèle » en costume traditionnel breton,

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La belle Angèle (1889)

 ou encore avec cette « jeune fille à l’éventail ».

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Jeune fille à l’éventail (1902)

Nous reviendrons bien entendu sur ces tableaux, parmi les plus importants de Gauguin.

C’est aussi à Lima que Gauguin découvrira l’art pour la première fois. Aline collectionne en effet les poteries précolombiennes, des objets très étranges, troublants et originaux, comme cette poterie de culture Huari.

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Le jeune Gauguin restera fasciné par ces objets qu’il côtoie au quotidien et nul doute qu’il s’en souviendra lorsqu’il réalisera  cette poterie en grès, autoportrait ensanglanté (1889), même si d’autres facteurs joueront alors – vous avez remarqué que cette cruche n’a pas d’oreille…et qu’elle pourrait bien ressembler à une tête coupée ? Je vous en reparlerai.

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Quoi qu’il en soit, le Pérou aura fait son œuvre en donnant au futur artiste des bases totalement différentes de celles de ses confrères.

VOYAGE N°2 : Lima-Orléans. Lorsque des troubles politiques menacent, sa mère le ramène en France. Il ne parle alors pas un mot de français. Sa langue préférée sera toujours l’espagnol du Pérou.  Il est accueilli, à Orléans, dans la maison du père de Clovis. Ça n’a pas dû être simple pour Gauguin : il est privé de sa langue, de ses amis, de soleil.

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Il est inscrit au pensionnat catholique de la Chapelle Saint-Mesmin. On veut faire de lui un prêtre et c’est là que pendant trois ans il va recevoir une éducation catholique stricte. Mais la prêtrise ce n’est pas pour lui, et c’est probablement au séminaire que Gauguin adolescent va décider de son avenir : il veut courir les mers, vivre au grand large, être enfin libre !

VOYAGE (S) N°3 : EN MER, BRESIL, CARAIBES, …Gauguin embarque au Havre en décembre 1865 comme pilotin. En 1866 Il est lieutenant sur le trois-mâts Chili, dont il est le second. Il effectue par la suite, en 1868, son service militaire dans la marine nationale. Il participera à la guerre de 1870 et prendra même part à la capture de six navires allemands.

Les sept années qu’il passera en mer, et de port en port, constitueront pour lui une éducation particulièrement exotique. Il considère d’ailleurs que ses origines sont exotiques et il a toujours à l’esprit le sentiment d’être différent. En arrivant au Brésil, par exemple, il a dû plutôt avoir l’impression de rentrer chez lui.

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La Orana Maria (Je Vous salue Marie) 1891

On peut imaginer comment plus tard il se souviendra de cette époque avec ce tableau.

Ou encore avec celui-ci

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TA MATETE, le marché (1892)

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Gauguin a recours à la photographie d’une fresque d’un tombeau de Thèbes de la XVIIIe dynastie. La place du marché à Papeete appelée « marché à la viande » acquiert ainsi une dignité quasi sacrée.

C’est une première interprétation pour cette toile. Nous verrons plus loin une tout autre interprétation du même tableau, beaucoup plus prosaïque et tout aussi recevable, en l’absence de texte explicatif du peintre.

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Mère de Gauguin

C’est dans les Caraïbes qu’il apprend la mort de sa mère en 1867.

VOYAGE N°4 : retour à Paris.

1871, il quitte la marine. Il a maintenant vingt-trois ans. Un riche banquier espagnol qui a été le protecteur de sa mère, Gustave Arosa, lui trouve un emploi à la Bourse de Paris. Il y travaillera onze années et deviendra alors un brillant homme d’affaires.

Arosa est aussi amateur d’art, il possède une importante collection d’œuvres d’art, dont des Delacroix, il incitera Gauguin à peindre et à devenir lui-même collectionneur, achetant des œuvres impressionnistes. Sa vie parisienne se concentre sur le 9ème arrondissement, au N°21, rue La Bruyère.

Non loin de là habitent Eugène Delacroix et Camille Pissaro. Arosa va les faire se rencontrer.

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Eugène Delacroix
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Camille Pissaro

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C’est dans le même quartier qu’il va rencontrer celle qui deviendra sa femme, Mette Sophie Gad. Elle vient du Danemark passer des vacances, Gauguin a immédiatement le coup de foudre pour cette femme bien faite. Il l’épouse en 1873.

Pendant les onze années qui vont suivre, Gauguin va vivre de son fructueux métier d’agent de change et, sans doute grâce à la proximité du milieu artistique qu’il fréquente, commencer à développer ses talents artistiques.

Avec son ami Schuffenecker, un collègue de bureau – je reparlerai de lui plus loin – peintre amateur lui aussi, il va peindre, notamment  en banlieue parisienne. Au début, il peint dans le style de Corot et sera vite admis dans les salons.

Sans professeur, sans suivre de cours, en restant donc complètement autodidacte, il réalise dès 1873 des tableaux tels que ceux-ci :

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La Seine vue du Pont d’Iéna (1873)
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La Seine, à Passy (1875)

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Son sous-bois à Viroflay sera exposé au Salon officiel de Paris de 1875. Il acquiert dans le même temps des toiles de ses amis impressionnistes (Manet, Cézanne, Renoir, Sisley…), des tableaux résolument impressionnistes !

Peintre du dimanche, élève de Pissarro, ce dernier va l’initier au paysage impressionniste et lui communiquer le sens de la composition picturale.

La peinture française est alors en plein chamboulement. Je ne vais pas retracer ici toute cette période de mutation profonde dans l’histoire de l’art, mais seulement vous rappeler qu’en 1872 Monet avait créé l’incompréhension, voire le scandale avec son « Impression soleil levant » en complète rupture avec l’Académisme alors triomphant,

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comme avec cette toile d’Alexandre Cabanel de 1863 ou

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celle de William Bouguereau de 1873, soit un an après la révolution de Claude Monet.

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Monet, je ne vous apprendrai rien, c’est l’inventeur de l’impressionnisme.

Prenons cette « rue de Louveciennes » de Claude Monet : Ce mouvement pictural est principalement caractérisé par des tableaux de petit format, des traits de pinceau visibles, une composition ouverte, l’utilisation d’angles de vue inhabituels. Et peut-être surtout une tendance à noter les impressions fugitives, la mobilité des phénomènes climatiques et lumineux, plutôt que l’aspect stable des choses, et à les reporter directement sur la toile.

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Je pense qu’on peut dire qu’à ce stade Gauguin est un impressionniste.

D’ailleurs il participe, de 1879 à 1886, aux cinq dernières expositions du groupe des impressionnistes. En particulier lors de l’exposition de 1881,  son « Etude de nu ou Suzanne cousant » fut particulièrement remarquée.

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Examinons de plus près ce tableau : la disposition et le caractère de nature morte rappellent Manet, l’étude du nu et les gestes quotidiens de la couture trahissent la vision réaliste de Degas, tandis que la richesse des nuances de lumière et des ombres bleues et vertes sur la peau nue rapprochent cette œuvre de Renoir.

Dans le domaine de la sculpture, Gauguin innove et montre qu’il est incroyablement habile de ses mains.

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Voici le buste de Mette, sans doute plus jolie que nature,

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et son fils Emile, qui figurera à la quatrième exposition impressionniste de 1879.

En 1882, Gauguin perd son travail et lui et sa famille doivent renoncer à leur maison bourgeoise et au 9ème arrondissement, pour la nouvelle zone périurbaine et populaire de Vaugirard.

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Ils s’installent au 8 rue Carcel dans un petit appartement que Gauguin va représenter. Arrêtons-nous quelques instants sur ce tableau d’une belle complexité : c’est une nature morte qui tient une bonne place dans la toile, c’est aussi la représentation d’une scène avec un personnage derrière un paravent, tourné vers une femme au visage coupé, assise semble-t-il à son piano. Une composition remarquable.

En décembre 1883 naît Pola, son cinquième enfant. Lorsqu’il le déclare à l’Etat civil il écrit comme profession : artiste. Pour la première fois, à trente-cinq ans, après dix ans de valse-hésitation, il se lance dans l’aventure !

8 commentaires sur “Les 20 voyages de Paul Gauguin Episode 1

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  1. Article très bien documenté et fort intéressant qui nous montre des facettes moins connues de Gauguin. Ce premier épisode accroche l’intérêt du lecteur et lui donne envie d’en savoir davantage. Merci Daniel pour cette belle performance!

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  2. J’ai relu quatre fois de suite ton article, Daniel ! Je redécouvre Gauguin maintes fois rencontré au fil des visites de musées et d’expositions. Quel talent inné ! Dès 1875, la maîtrise en peinture est saisissante pour un autodidacte ; les bustes de sa femme et de son fils exécutés en 1879 sont dignes d’être comparés à des œuvres de Camille Claudel et de Houdin. J’apprécie que tu replaces le peintre dans la complexité de sa vie et de son environnement dont je n’avais pas idée. Vite, la suite …

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  3. Très beau travail, bien intéressant!!! Merci pour les photos! (Juste une remarque : une coquille souvent faite : Camille Pissarro, avec 2 « r ».)

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