Les grandes aventurières

par Alain Lavelle .

Il y a des livres qu’on ne peut pas résumer en quelques lignes car cela se traduirait par des impasses trop importantes qui remettraient en cause l’esprit de ce que l’auteur a souhaité nous faire appréhender. C’est le cas du livre album « Elles ont conquis le monde-Les grandes aventurières 1850/1950 » d’Alexandra Lapierre et Christel Mouchard aux éditions Arthaud.

Dans les démocraties contemporaines, les féministes font entendre leur voix. Les femmes ne se taisent plus et elles savent désormais désobéir. Et tant mieux! Dignes héritières de combattantes courageuses pour la liberté et l’indépendance, les auteures de cet ouvrage entretiennent la mémoire de ces rebelles qui ont su défier la toute-puissance masculine.

Qui sont ces insoumises ?

Des aventurières courageuses, oui, mais pas seulement. Elles ont osé s’extraire des traditions ancestrales qui les cantonnaient, dans une obéissance résignée, aux tâches ingrates de l’épouse corvéable ou pire de péripatéticienne. Depuis des temps immémoriaux on réservait « aux hommes la conquête des terres, aux femmes la conquête des hommes ». Triste sort où le destin d’une jeune fille se limitait à être éternellement mineure, courtisane, maîtresse reléguée ou au mieux épouse. En un mot elles étaient la propriété du mâle dominant. Dans ce beau livre : « Elles ont conquis le monde », les auteures dressent le portrait de voyageuses exceptionnelles, animées d’une grande curiosité, au tempérament affirmé, qui retrouvèrent leur authenticité, seules ou avec leur homme, dans une fuite programmée.

Aristocrates, fugitives en rupture de ban, vieilles filles ou veuves, … en quête d’espace et souvent passionnées d’écriture, aux personnalités différentes et parfois ayant un métier, elles savent se défendre et entreprendre, affronter l’isolement, la maladie et la mort et rompre sans regret les liens qui les emprisonnent. Leurs témoignages expriment aussi leur soif de connaissance et leur amour de l’existence.

De la guerrière Catalina de Erauso, novice intrépide s’enfuyant du couvent à 15 ans, traversant l’Atlantique habillée en soldat pour participer à la conquête du Pérou

à l’anthropologue Margaret Mead sillonnant les îles Samoa en 1926 puis les terres et les îles inhospitalières de la Nouvelle Guinée avant de se passionner pour la culture et les mœurs des Balinais, le livre décrit une série de figures nomades au caractère trempé, capables de survivre dans des milieux hostiles.

Ainsi, nous évoquerons brièvement :

Isabelle Godin des Odonais (1727-1792)

et son expédition éprouvante en Amazonie en 1769 

Alexine Tinne ( 1835-1869)

exploratrice des sources du Nil en 1862 avant de succomber tragiquement en 1869 alors qu’elle tentait de rejoindre le royaume du Bornou (Tchad) 

Aphra Behn (1640-1689)

séduisante et instruite, envoyée en mission au Surinam pour surveiller les luttes opposant le Gouverneur aux colons 

Ida Pfeiffer (1797-1858)

une bourgeoise chez les cannibales coupeurs de têtes à Bornéo, accomplissant deux tours du monde avant de mourir malade en 1858 

Mary Seacole, jamaïcaine (1805-1881), vendant dès l’âge de 19 ans ses épices à Londres ; Florence Baker (1841-1916) d’origine hongroise, vendue adolescente à un seigneur turc et rachetée par un Anglais qui deviendra son mari, traversant la région de Khartoum « ravagée par les trafiquants d’esclaves et d’ivoire » ; Isabella Bird (1831-1904) qui, après la découverte des Rocheuses, veuve, repart pour le Cachemire, le Tibet, la Chine, la Corée puis le Maroc …

Mary Seacole

Florence Baker

Isabella Bird

En Occident, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, l’exploration alimente les imaginaires et les aventurières participent à cet élan de découvertes.

May French Sheldon

May French Sheldon (1847-1936) traverse l’Afrique de l’Est 

Marianne North

Marianne North (1830-1890) globe-trotteuse, peintre de fleurs, accomplit deux tours du monde, et aime les décors naturels de Ceylan, de  la Jamaïque, de  l’Australie, du Japon, du Chili…

Jeanne Dieulafoy

Jeanne Dieulafoy (1851-1916),Parisienne en costume trois pièces, férue d’architecture,  se lance avec son mari à la réhabilitation des ruines de la Perse ;

Fanny Stevenson (1841-1914) à l’existence mouvementée, en quête de soleil, du grand large, des mers du Sud s’installe aux  îles Samoa 

Mary Kingsley (1862-1900) s’embarque à 30 ans pour l’Afrique de l’Ouest où, patriote anglaise anticoloniale, elle visite le Congo, la Sierra Leone, le Gabon (séjournant parmi les Fangs), le Cameroun puis l’Afrique du Sud 

Fanny Bullok Workmann (1859-1925) et son époux, accompagnés de sherpas, conquièrent les sommets et glaciers indiens au cri de « Votes for Women ».

A l’aube du XXe siècle, ces grandes aventurières sont saisies par le démon de l’écriture. Le soir, après une journée exténuante munies de leurs carnets de notes, elles décrivent les peuples, les paysages, leur engouement pour le voyage et cherchent à transcrire « le sens caché du monde au-delà des apparences et des frontières ». Leurs mots et leur langage impriment à jamais leurs vécus exceptionnels. La plupart sont connues :

Gertude Bell (1868-1926, amatrice des déserts et de l’archéologie (Syrie, Irak…) rencontrant Winston Churchill et Lawrence d’Arabie

Margaret Fountaine (1862-1940),  amoureuse des papillons et des hommes, qui ne cessera d’enjamber les frontières : Syrie, Liban, Rhodésie, Jamaïque, Inde, Australie, Cuba, Philippines, Amazonie

Daisy Bates (1863-1951) qui toute sa vie se consacra à la compréhension de la culture et à la défense des Aborigènes.

Et puis, il y a aussi celles qui relevant le défi, sans contrainte sociale, bravent les interdits et s’imposent dans l’espace masculin :

Nelly Bly (1864-1922) ou de son vrai nom Elisabeth Cochran, journaliste, fera le tour du monde en 72 jours (https://artsetvoyages.blog/2018/05/20/nelly-bly-le-tour-du-monde-en-72-jours/).

Isabelle Eberhardt (1877-1904) convertie à l’Islam, mélancolique, alcoolique, jouant le rôle d’un personnage rebelle, va s’enfoncer dans le Sud algérien, épouser un spahi indigène avant de périr noyée, imbibée d’absinthe, de kif et dévorée par la syphilis .  

Charmian Kittregge (1871-1955), épouse non-conformiste de Jack London, embarque à bord du Snark, voilier de l’écrivain construit en dépit de nombreuses difficultés. La croisière est chaotique et les îles du Pacifique ne sont pas les paradis espérés (Les Marquises, Tahiti, Bora-Bora, Pago-Pago, Samoa, …). Maladies et avaries rythment leur croisière, mais rien n’arrête leur appétit. Ils découvrent l’existence de la « chasse aux esclaves », des cannibales…

Alexandra David-Néel (1868-1969) au joli nom bouddhiste de « lampe de sagesse », célèbre chanteuse lyrique à ses débuts puis conférencière, adepte de la théosophie, des Roses-Croix, franc-maçonne, insupportable et revendicative, rejetant toute relation sexuelle, part pour l’Asie et rêve d’un voyage glorieux à Lhassa. La suite est connue et le succès au rendez-vous https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandra_David-N%C3%A9el#Biographie

Pour terminer, ces aventurières partageaient une même tentation obstinée, celle d’être des femmes libres qui retrouvaient leur identité propre à travers les voyages et la beauté sauvage du monde. Solitaires ou pas, femmes en mouvement, elles sont reconnaissantes aux hommes de les avoir libérées de leurs chaînes, « cœurs purs », déterminées à vivre leur vie malgré les embûches et les risques innombrables, égocentriques, défricheuses, meneuses, elles commandent la marche à suivre et suscitent l’admiration. Au XXe siècle ces vagabondes intransigeantes portent haut le flambeau du combat de leurs aînées pour la manifestation d’un féminisme courageux, libertaire et sans œillères.

De qui s’agit-il ?

Karen Blixen (1885-1962)

et sa ferme africaine légendaire au Kenya, sujet du fameux film « Out of Africa ».

Rosita Forbes (1890-1967)

ambulancière en temps de guerre, visite l’Inde, l’Australie, le Moyen-Orient et le Caire. A son arrivée en Egypte, elle se passionne pour les déserts et se lance dans une aventure périlleuse au cœur du désert libyen. Son objectif est d’atteindre Koufra, ville inaccessible fermée aux étrangers par un Islam radical .

Freya Stark (1893-1993)

sans bagage, excentrique, elle s‘aventure en Perse à la recherche de la vallée des Assassins, puis en Irak, en Syrie, en Egypte et en Palestine d’où elle rapporte un matériel scientifique exceptionnel .

Evelyn Cheeseman (1881-1969)

amie des insectes qui s’embarque en 1923 avec une petite expédition entomologique dans le Pacifique et qui, dès son arrivée à Tahiti, débute une carrière étonnante d’entomologiste, organisant 8 expéditions solitaires en Mélanésie à la recherche d’une araignée rare .

Ella Maillart (1903-1997), femme comblée mais insatisfaite, fuit le « déclin de l’Occident », la réussite sociale et professionnelle. Détachée, elle « va hausser l’art de l’oisiveté itinérante ». Du Caucase à la Chine, elle arpente les steppes d’Asie à la rencontre des peuples, écrit des livres et rentre en Europe par le Nord du Tibet et le Tsaidam avant de repartir avec son amie Anne-Marie Schwarzenbach, « morphinomane, homosexuelle et suicidaire » pour un voyage douloureux en Inde, Iran et Afghanistan .

Osa Johnson (1894-1953), mariée à 16 ans avec Martin Johnson qui était à bord du Snark de Jack London, chanteuse occasionnelle, accompagne son époux filmer les Big Nambas, cannibales de l’île de Malékula (Vanuatu). Prisonniers, ils s’échappent et fuient à travers la forêt tropicale jusqu’à leur bateau. Ils reviendront filmer les Big Nambas avant de repartir en Afrique filmer la faune sauvage. Chasseurs d’images, rien ne les arrête, y compris photographier le Kilimandjaro à bord d’un avion qu’elle pilote .

Odette du Puigaudeau (1894-1991), aristocrate bretonne apparentée à Alphonse de Chateaubriand, dessinatrice, rencontre Marion Sénoles, élève des Beaux-Arts, journaliste non-conformiste. Ensemble elles partent pour la Mauritanie récolter des traces néolithiques prouvant que « la vie fleurissait dans le Sahara au néolithique ». Théodore Monod les guide vers les lieux utiles dans leur périple parmi les Maures. Elles sont confrontées à des rapports compliqués avec les autochtones, mais rien ne les arrête et elles finiront par atteindre Chinguetti. De retour à Paris, elles repartent pour Tombouctou rejoindre l’azalaï, caravane de milliers de chameaux qui traverse un désert particulièrement hostile jusqu’aux mines de sel de Taoudemi  (Mali) .

Anita Conti (1899-1997), son univers c’est la mer et les traversées marines. Journaliste, spécialiste des travailleurs de la mer, elle répond à l’appel du large. Elle embarque à bord de chalutiers, sillonne les côtes africaines et forme les artisans pêcheurs locaux aux méthodes de capture et de conservation permettant d’améliorer les techniques traditionnelles .

Emilie Hahn (1905-1997), guide à cheval dans la région de Santa-Fé, puis professeur de géologie à New-York, ce qui lui donne l’occasion de partir en Afrique. Elle sert deux ans dans un hôpital de brousse puis traverse l’Afrique d’ouest en est en faisant totalement confiance à ses guides africains. Après l’Afrique, le Japon et la Chine (Shanghai) où elle devient la concubine d’un poète chinois, elle découvre l’opium, fréquente Mao Zédong avant de regagner Hong-Kong où elle entame une liaison avec le chef de l’Intelligence Service. Elle connaît les affres de l’occupation japonaise puis rentre, après une existence tumultueuse, assagie, aux Etats-Unis.

Le livre album d’Alexandra Lapierre et de Christel Mouchard aurait pu citer d’autres précurseurs hors du commun, notamment scientifiques, mais elles ont choisi comme thème principal le voyage en tant que facteur essentiel de l’émancipation de la femme.  Ce n’est pas n’importe quel voyage qui unit ces aventurières. Leurs échappées à travers la planète sont une véritable initiation à l’existence vraie, au risque d’entreprendre et à l’ouverture aux autres. En sortant de leur confort moutonnier elles ont osé, souvent aidées par des hommes dissidents, aux marges de la société, ivres d’aventures et de contrées lointaines. Saluons leur courage, respectons leurs égarements et remercions- les d’avoir montré la voie à toutes celles qui rêvent de rompre les amarres. Et si nous avons une leçon à retenir de leur vie vagabonde et souvent scandaleuse, c’est de se rappeler que ces pionnières ne se sont jamais retranchées derrière de faux prétextes et un confort quotidien pour justifier leur impuissance à être. Audacieuses, motivées par la soif d’Absolu, elles ont su faire de leur rêve une réalité. A ce titre elles ont fait preuve de noblesse et suscitent notre admiration.

4 commentaires sur “Les grandes aventurières

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  1. Tout simplement époustouflant! Merci, Alain, pour ce bel hommage à la gent féminine courageuse! Le livre d’A. Lapierre et C. Mouchard met bien en valeur l’immense multitude de ces femmes hors du commun qui n’avaient pas froid aux yeux, qui se moquaient des réactions d’autrui et poursuivirent sans relâche leur rêve d’un monde différent, meilleur, plus pur, plus exotique, plus passionnant… Merci de nous avoir fait découvrir cet ouvrage palpitant qui nous permet d’entrevoir ce qu’est la véritable Aventure.

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  2. Elles sont époustouflantes ces femmes ! Elles ont des rêves et elles les vivent. D’autres, dans des domaines différents du voyage, ont également su s’imposer dans la société grâce à leur talent, mais aussi et souvent grâce à leur opiniâtreté et à leur volonté d’exister. Elles sont toutes des exemples pour les femmes d’aujourd’hui .

    Aimé par 3 personnes

  3. Le mérite de cet ouvrage est de faire sortir de l’ombre toutes ces femmes « courageuses, rebelles » qui ont sillonné le monde à leurs risques et périls entre 1850 et 1950. Notons qu’elles sont issues d’un milieu aisé et cultivé : d’autres femmes de ce milieu ont sans doute été des aventurières avant 1850, mais leur nombre a augmenté avec le début du mouvement féministe en Angleterre et aux USA, d’où cette liste de portraits heureusement illustrés par des photos. J’avoue n’avoir pas découvert dans quel ordre ils se présentent !

    Aimé par 2 personnes

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